Affaire Mayorkas : l’impeachment est-il devenu un outil politique comme les autres ?

Par Marie-Céline Pallas

<b> Affaire Mayorkas : l’impeachment est-il devenu un outil politique comme les autres ? </b> </br> </br> Par Marie-Céline Pallas

La procédure d’impeachment déclenchée à l’encontre d’un des Secrétaires du Président Biden en février 2024 entérine l’utilisation partisane de cette disposition constitutionnelle. Elle rejoint en ce sens une série de mises en accusation par le Congrès de figures du pouvoir exécutif au gré des majorités politiques. L’affaire Mayorkas n’est qu’un indice supplémentaire de la normalisation de l’utilisation politique de l’impeachment par les partis politiques américains.

 

The impeachment of a member of President Biden’s cabinet in February 2024 illustrates the partisan use of this constitutional provision. In this respect, it joins a series of congressional impeachments of members of the executive branch based on political majorities. The Mayorkas case is just another indication of the normalization of the political use of impeachment by American political parties.

 

Par Marie-Céline Pallas, Doctorante à l’Université Toulouse Capitole (IRDEIC)

 

 

 

« L’histoire ne sera pas tendre envers les républicains de la Chambre des représentants qui, par un acte flagrant de partisanerie anticonstitutionnelle, ont pris pour cible un fonctionnaire honorable afin de se livrer à des jeux politiques mesquins. »[1] C’est par ces mots que le 46e Président des États-Unis s’est exprimé le 13 février 2024 à la suite de la mise en accusation par la Chambre des représentants de son Secrétaire à la Sécurité intérieure des États-Unis, Alejandro Mayorkas, dans le cadre de la procédure d’impeachment prévue à l’Article II de la Constitution américaine.

 

Le déclenchement de cette procédure d’impeachment intervient dans un contexte américain polarisé par les élections présidentielles devant s’achever le 05 novembre 2024, et fait de cette mise en accusation un outil politique au service d’un bipartisme de confrontation. Cette absence d’ambiguïté sur la nature contemporaine de l’impeachment ressort d’une lettre ouverte adressée au Speaker de la Chambre des représentants, Mike Johnson, ainsi qu’au Président de Commission de la Sécurité intérieure de la Chambre des représentants, Mark Green, par une vingtaine de constitutionnalistes américains[2], qui dénoncent son caractère purement politique.

 

En effet, après une série de mises en accusation depuis 2019, la Chambre des représentants a adopté le 14 février 2024, après une première tentative quelques semaines auparavant, et à l’aide d’une courte majorité, les articles de mise en accusation d’Alejandro Mayorkas. Les chefs d’accusation adoptés à l’encontre du Secrétaire reposent sur un abus de la confiance du public et un refus de produire des documents au cours d’une enquête sur ses politiques frontalières. Le camp républicain au Congrès attribue en effet au Secrétaire une gestion imprudente des frontières américaines avec le Mexique, ainsi qu’une mauvaise application des lois sur l’immigration, mettant en danger la Constitution et la sécurité des États-Unis.

 

Dans l’attente que ces articles de mise en accusation du Secrétaire à la Sécurité intérieure soient transmis au Sénat pour procès, ils ne manquent pas de révéler une nouvelle fois la nature politique de l’impeachment instauré dans la Constitution américaine. Celui-ci revêt plus que jamais les atours d’un outil politique aujourd’hui au service des partis politiques américains au sein d’un Congrès (II), qui semble ne plus être contraint par les rouages d’un mécanisme originellement conçu comme le dernier des remparts constitutionnels face à un pouvoir tyrannique (I).

 

 

I. Un rempart constitutionnel aux fondations politiques

Au sein des Federalist Papers, dont il fut un des auteurs, Alexander Hamilton, prévoyait dès 1788 l’instrumentalisation de la mise en accusation des hauts fonctionnaires fédéraux par les partis politiques, lorsqu’il relève que pour lui : « Dans de nombreux cas, [l’impeachment] sera lié aux factions préexistantes et ralliera toutes leurs animosités, partialités, influences et intérêts dans un camp ou dans l’autre ; et dans de tels cas, le plus grand danger sera toujours que la décision soit régie davantage par la force comparative des partis que par les démonstrations réelles de l’innocence ou de la culpabilité. »[3] Toutefois, il demeure que l’impeachment était envisagé par les Pères fondateurs comme un rempart face à une potentielle corruption ou tyrannie du pouvoir, notamment du chef du pouvoir exécutif, un pouvoir tant craint par les rédacteurs de cette jeune République.

 

Ce mécanisme de responsabilité établi aux Articles I et II de la Constitution américaine a dès lors été confié à l’institution politique centrale aux yeux de ses rédacteurs, à savoir le Congrès américain. Pour ce faire, la compétence pour déclencher l’impeachment sera accordée exclusivement à la Chambre des représentants[4], tandis que le Sénat se verra attribuer la faculté de juger[5] de cette mise en accusation. Ces dispositions constituent des indices prégnants de la nature politique de ce mécanisme de responsabilité dont les sanctions possibles sont du reste limitées à la révocation du fonctionnaire mis en accusation, assortie d’une éventuelle interdiction d’exercer de futures fonctions politiques, sanctions visiblement politiques. De plus, la mise en accusation n’est prévue qu’à l’égard « [du] président, [du] vice-président et [de] tous les fonctionnaires civils des États-Unis »[6], laissant pour un temps dans l’expectative le cas des fonctionnaires au sein du pouvoir législatif comme en atteste la procédure d’impeachment contre le Sénateur William Blount de 1798, qui sera rapidement abandonnée au profit du pouvoir de sanction de ses propres membres prévu pour le Congrès à l’Article I, Section 5 de la Constitution. Le pouvoir de mise en accusation ne peut en conséquence être exercé qu’à l’encontre des responsables exécutifs et judiciaires, laissant uniquement aux représentants et sénateurs l’opportunité de s’en saisir.

 

Alexis de Tocqueville ne s’est d’ailleurs pas laissé méprendre sur l’importance politique de cette mise en cause de la responsabilité, lorsqu’il énonce qu’il : « ne sai[t] si, à tout prendre, le jugement politique, tel qu’on l’entend aux États-Unis, n’est point l’arme la plus formidable qu’on ait jamais remise aux mains de la majorité »[7] dans le chapitre de De la démocratie en Amérique consacré au Jugement politique aux États-Unis. Pourtant, à la lecture des causes de l’impeachment, il pourrait y avoir une ambiguïté quant à la nature, politique ou pénale, de ce mécanisme déclenché en cas de « trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs »[8]. Mais elle est rapidement levée lors de l’étude des échanges entre les délégués de la Convention de Philadelphie, qui ont un temps envisagé le motif de la « mauvaise gestion »[9] (maladministration) de l’office. Bien que rapidement écarté lors des débats, ce motif fait étrangement écho aux plus récentes procédures d’impeachment enclenchées par le Congrès envers le pouvoir exécutif fédéral.

 

In fine, la mainmise politique du Congrès sur cette procédure est sans conteste, la Constitution réservant à la seule Chambre des représentants la possibilité de voter une mise en accusation, et d’en adopter les principaux articles, ainsi qu’au seul Sénat la possibilité de se mouvoir en Cour de justice afin d’en décider l’issue. Cette mainmise s’est déjà révélée flagrante lors de célèbres confrontations, telles que celle entre le Congrès et le pouvoir judiciaire, à l’occasion de l’impeachment de Samuel Chase, juge de la Cour suprême en 1805, sur fond de confrontations partisanes entre le parti de Thomas Jefferson, nouvellement élu Président, et le pouvoir judiciaire. Aujourd’hui cependant, elle semble se concentrer sur les figures du pouvoir exécutif, tout en demeurant un outil politique au service du bipartisme.

 

 

II. Un outil politique au service du bipartisme

La destitution était destinée, pour les Pères fondateurs de la Fédération américaine, à être la dernière procédure de sauvegarde du pouvoir démocratique, est devenue ces dernières années un outil constitutionnel au cœur de la polarisation des institutions politiques. Alors que ces dernières se reposaient auparavant sur d’autres remparts constitutionnels, tels que la limitation temporelle du mandat présidentiel ou encore sur le fédéralisme, l’impeachment est devenu pour les partis politiques une manœuvre politique courante, faisant fi des rouages constitutionnels[10] mis en place pour s’assurer de son utilisation exceptionnelle.

 

Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les nombreux déclenchements de cette procédure par la Chambre des représentants depuis 2019 à l’encontre du pouvoir exécutif. C’est le cas des deux mises en accusation successives de Donald Trump en l’espace de deux années. Ainsi, le 19 décembre 2019 marque le premier impeachment envers Donald Trump[11], alors Président, et fondé sur deux articles de mise en accusation (abus de pouvoir et obstruction du Congrès[12]), qui ont été adoptés par une Chambre des représentants à majorité démocrate afin de contrecarrer les agissements d’un opposant politique devenu dangereux pour la démocratie américaine. La seconde procédure intentée contre Donald Trump, ayant achevé son mandat, le 13 janvier 2021, afin de dénoncer son incitation à une insurrection[13] à la suite des attaques du Capitole le 6 janvier de la même année, s’est également soldée par un vote de mise en accusation par la Chambre, encore dominée par les démocrates. Par la suite, le Sénat, siégeant en Chambre judiciaire en ces occasions, a été le théâtre de tactiques politiques aux antipodes des précautions prises par les Pères fondateurs pour assurer à ce mécanisme un caractère exceptionnel et un jugement impartial. En effet, selon Alexander Hamilton, la Chambre haute était la seule à même de procéder à un tel jugement, se demandant même : « Où aurait-on pu trouver ailleurs qu’au Sénat un tribunal suffisamment digne ou suffisamment indépendant ? »[14] Pourtant, si tant est qu’il ne soit nécessaire de revenir sur la nature politique de l’acquittement de Donald Trump par un Sénat à majorité républicaine[15], il suffirait d’évoquer les propos tenus par Mitch McConnell, alors chef de la majorité républicaine au Sénat : « Je ne suis pas un juré impartial. Il s’agit d’un processus politique. Il n’y a rien de judiciaire là-dedans. »[16]

 

La normalisation de la conception politique de l’impeachment pour les partis politiques œuvrant au Congrès américain ces dernières années n’est pas l’apanage d’un parti démocrate puisque leurs opposants politiques n’ont pas tardé à utiliser le même instrument politique en ouvrant, dès le 21 janvier 2021[17], soit le lendemain de son investiture, une procédure d’impeachment contre le Président Joe Biden. Cette stratégie politique n’a certes pas abouti à un vote de la Chambre, mais n’est pas restée sans suite puisque la majorité républicaine en son sein a ouvert une seconde procédure d’impeachment le 13 juin 2023[18]. Cette enquête, n’ayant pas encore fait l’objet d’un vote, repose sur des accusations de corruption politique, abus de pouvoir, et obstruction en lien avec les activités d’Hunter Biden, fils du Président, démontrant de nouveau la mesure de l’utilisation partisane de l’impeachment. Alejandro Mayorkas, dont la mise en accusation a été quant à elle officiellement votée par la Chambre aux couleurs désormais républicaines, s’inscrit alors dans la continuité du détournement politique de cette procédure par les personnalités politiques du bipartisme américain. L’introduction en mai 2023 d’une résolution d’impeachment envers le Président Biden portant sur les mêmes motifs[19] que ceux contenus dans les articles votés par la Chambre pour mettre en accusation son Secrétaire à la Sécurité intérieure entérine la normalisation de l’utilisation politique de cette mise en cause de la responsabilité des hauts fonctionnaires fédéraux. Ainsi, l’emploi d’accusations politiques identiques au service de ces deux procédures, à l’encontre du Président et de son Secrétaire, est révélateur du recours partisan à l’impeachment par les partis au Congrès.

 

À ceux qui douteraient encore de la politisation de l’impeachment, le procès en destitution d’Alejandro Mayorkas se déroulera dans les semaines à venir au sein du Sénat américain, qui aura donc eu l’occasion de juger ces cinq dernières années autant de procès d’impeachment à l’encontre de membres du pouvoir exécutif qu’entre le jugement du Président Andrew Johnson en 1868, et celui de Bill Clinton en 1999.

 

 

 

[1] Communiqué de presse de la Maison-Blanche, 13 février 2024

[2] Cette lettre, en date du 10 janvier 2024, signée par 25 Professeurs, parmi lesquels on retrouve notamment Laurence H. Tribe ou encore Erwin Chemerinsky, pour ne citer qu’eux, peut être consultée en ligne

[3] Federalist Papers n° 65 : “The Powers of the Senate Continued”, New York Packet, Friday, March 7, 1788.

[4] L’Article I, Section 2, Clause 5, accorde le pouvoir exclusif de mise en accusation à la Chambre des représentants, par un vote à la majorité de ses membres.

[5] L’Article I, Section 3, Clause 6, attribue au Sénat la responsabilité exclusive de juger les mises en accusation, à l’issue d’un vote à la majorité des deux tiers des sénateurs.

[6] Article II, Section 4.

[7] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome I, Éditions Pagnerre, 1848, p. 178.

[8] Article II, Section 4.

[9] M. Farrand, « July 26 », The Records of the Federal Convention of 1787, vol. 2.

[10] En matière d’importance de la procédure mise en place par la Constitution pour encadrer ce mécanisme, v. E. Zoller, « L’impeachment aux États-Unis », in D. Chagnollaud (dir.), Responsabilité pénale et vie publique en France et à l’étranger, Paris, LGDJ, 2002, p. 25-34, spéc. § 75 et s.

[11] Sur le premier impeachment à l’encontre de Donald Trump, v. W. Mastor, « Donald Trump et l’ombre de l’impeachment », Pouvoirs, n° 172, 2020, p. 49-60.

[12] Résolution de la Chambre des représentants n° 755, 116e Congrès (H. Res. 755).

[13] Résolution de la Chambre des représentants n° 24, 117e Congrès (H. Res. 24).

[14] Federalist Papers n° 65 : “The Powers of the Senate Continued”, New York Packet, Friday, March 7, 1788.

[15] La question de la capacité à statuer de manière impartiale sur cette destitution se posait également pour certains sénateurs, présents à ce moment-là dans l’institution tout en étant en lice pour l’investiture démocrate contre le président Trump, tels que Kamala Harris ou Bernie Sanders.

[16] Les propos de Mitch McConnell ont été reportés par le site de la NPR. Il ajoute à cet égard : « La Chambre des représentants a pris une décision politique partisane de mise en accusation. Je prévois que nous aurons un résultat largement partisan au Sénat. Je ne suis pas du tout impartial dans cette affaire. »

[17] Résolution de la Chambre des représentants n° 57, 117e Congrès (H. Res. 57).

[18] Résolution de la Chambre des représentants n° 503, 118e Congrès (H. Res. 503).

[19] Résolution de la Chambre des représentants n° 426, 118e Congrès (H. Res. 426).

 

 

Crédit photo : Gouvernement des Etats-Unis / DHS photo par Tia Dufour / Alejandro Mayorkas témoigne devant la commission sénatoriale de la sécurité intérieure et des affaires gouvernementales le 18 avril 2024